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Žižek et les Indignés de Wall Street : « ce mouvement a trait à la violence, ce que j'approuve »
18/10/2011
Entretien exclusif
Le philosophe Slavoj Žižek organisait le week-end dernier à New York un colloque intitulé « Communism, a new beginning ? », une semaine après s'être adressé aux manifestants de « Occupy Wall Street ». Alors que les manifestations se sont poursuivies samedi avec une marche sur Times Square hautement symbolique, le penseur slovène nous livre son analyse sur ces rassemblements qui gagnent du terrain aux États-Unis et de par le monde, au terme d'une année 2011 déjà marquée par le printemps arabe et le mouvement des indignés espagnols.
Propos recueillis par Julien Charnay à New York.
« Occupation » et « indignation » semblent être les termes de la révolte mondiale à laquelle nous assistons, et dont le foyer principal est le mouvement « Occupy Wall Street » né ici même à New York. Quel jugement portez-vous sur ces deux notions ?
J'aime le terme « occupation » car il permet de se distinguer des mouvements habituels de protestation pour qui le mot d'ordre est « peace and love ». Je pense qu'il faut aussi s'approprier les termes agressifs comme le verbe « occupy », utilisé ici aux États-Unis. Nous avons là affaire à un terme qui peut mettre beaucoup de gens mal à l'aise… Mais il me plaît parce qu'il permet de souligner que dans une de ses dimensions, ce mouvement a trait à la violence, ce que j'approuve : peut-être ne savons nous pas exactement ce que nous voulons, nous disent les manifestants, mais nous occupons les lieux et nous n'en bougeons plus. Le poète Hölderlin a un jour écrit : nous sommes un signe, mais sans signification. C'est en ces termes que je vois ce mouvement de protestation. Les manifestants ne savent pas de quoi ils sont le signe ; peut-être sont-ils portés par un vague sentiment anticapitaliste, ce n'est guère plus précis. Mais la chose importante ici est ce geste premier, de pure négativité, et par là même d'expression de la liberté : occuper un endroit et afficher la ferme conviction d'y rester.
En occupant certains lieux symboliques comme Wall Street ou Time Square, s'agit-il de désigner précisément un ennemi ?
Ces occupations permettent peut-être de désigner un ennemi, mais de façon assez vague. S'agit-il de réguler le capitalisme, le rendre plus humain ? Ou d'aller plus loin ? Rien n'est clair à ce sujet. La forme précède le contenu. Il s'agit dans un premier temps d'accomplir un geste formel, de tracer une ligne de partage entre « nous » et « eux ». L'objet ici n'est pas seulement de faire évoluer les choses dans le cadre existant : il s'agit de mettre radicalement en cause ce cadre. Pour le reste, tout est très ouvert.
Que vous inspire la notion d'« indignation » ?
Il y a un risque à mettre en avant cette notion sous un angle moralisateur. Plus vous moralisez le combat, plus vous vous présentez comme « neutres », plus il est difficile de politiser l'action. Le danger est de voir le mouvement incapable de se traduire sous la forme d'un mouvement proprement politique, à long terme. Comme l'expliquait Lacan, à un certain moment, de nouveaux signifiants maîtres doivent apparaître. Il ne s'agit pas de nier les vertus de l'indignation en soi, c'est probablement un des moteurs du mouvement « Occupy Wall Street ». Mais je critique le fait que l'indignation puisse être mise en avant de façon trop directe, comme on pu le voir d'une certaine façon en Espagne avec les « indignados ». Je reproche à ce mouvement de ne pas avoir su emprunter une direction populiste au bon sens du terme, où il s'agit pour le peuple de prendre les choses en main. On a assisté en Espagne à un mouvement de protestation qui a mis en cause toute la classe politique, mais où à ce jour la question reste entière de savoir qui demain va répondre aux demandes qui sont formulées, quelle direction prendre. Je risque peut-être de me faire lyncher, mais je voudrais dire ici que ce type d'indignation présente le risque d'être facilement récupéré par une forme de populisme proto-fasciste. Souvenons de ce qui s'est passé en Allemagne, où l'indignation régnait avant l'arrivée au pouvoir d'Hitler… C'est la raison pour laquelle j'accueille avec suspicion les discours du type : « Vous les théoriciens, les penseurs, restez à l'écart du mouvement, ne venez pas nous imposer vos concepts ». Car à un certain stade, il faut décider de la direction à prendre. Faute de quoi, les non-décisions deviennent de facto des décisions, favorisant telle ou telle option.
Vous avez salué plus haut le lien entre « occupation » et violence. Vendredi dernier, lors de votre première intervention au colloque « Communism, a new beginning? » ici même à New York, vous appeliez à « défétichiser » la violence… Que voulez-vous dire précisément ?
En Egypte, la violence physique était du côté de Moubarak et de l'armée qui réprimaient les manifestations. Mais en même temps, la véritable violence était du côté des manifestants qui par leurs actions venaient suspendre le fonctionnement normal du système. Je définis donc ici la violence dans un sens plus fondamental que la violence dans sa dimension physique (destruction de bâtiments et de vies humaines) : la violence est ce qui permet de venir interrompre brutalement le fonctionnement normal des choses. De manière ironique, la violence de la répression menée en Egypte (ou demain aux Etats-Unis si les autorités veulent réprimer le mouvement) est une violence constructive : restaurer le fonctionnement normal des choses – en ce sens Moubarak avait raison de dire qu'il s'agissait, de son point de vue, de restaurer la « normalité ». La forme de violence que je défends ici est autre. Occuper un lieu comme le font les manifestants ici aux Etats-Unis, c'est tenter de marquer un point d'arrêt dans le cours normal de la vie, saboter le fonctionnement normal du système. Il ne s'agit pas pour moi de dire que les manifestants doivent en toutes circonstances renoncer à la violence physique. Mais en l'occurrence, je pense qu'une telle chose aurait ici des effets délétères, non seulement parce qu'on pourrait assister à une escalade de violence, mais également parce que le mouvement « Occupy Wall Street » verrait sa popularité reculer grandement.
Autre notion qu'il s'agit, d'après vous, de se réapproprier : celle de communisme…
J'utilise ce terme car aucun autre ne convient. « Démocratie » est un concept que tout le monde utilise, même chose pour « justice » ou « égalité », qu'on retrouve jusque dans les régimes autoritaires où cette notion peut être utilisée pour défendre l'idée d'une société où chacun doit remplir sa fonction, à sa place respective : le maître doit être un bon maître, la femme au foyer une bonne femme au foyer, etc… Par ailleurs, « socialisme » est un terme trop « communautarien » à mon sens ; rappelons qu'Hitler était à la tête d'un mouvement intitulé « national-socialisme », et non pas « national-communisme ». J'aime également le terme communisme parce qu'il évoque une certaine tradition radicale qui remonte bien avant le XXème siècle, de Spartacus aux révoltes millénaristes et messianiques… Dernier argument, qui peut apparaître un peu cynique : nous savons que des horreurs ont été commises au nom du communisme, et il est bon de choisir un terme qui nous rappelle sans cesse que les choses peuvent se transformer en cauchemar. Pour conclure sur ce point, je voudrais dire que le communisme, aujourd'hui, dans ma définition, n'est pas un terme qui désigne une solution ; je l'utilise plutôt pour désigner un problème.
Vous disiez dimanche en clôture du colloque : les manifestants d' « Occupy Wall Street » ne savent pas ce qu'ils veulent, et nous non plus d'ailleurs…
En disant : « nous ne savons pas », je veux dire que nous avons une certaine intention vague… C'est une force, comme je l'expliquais plus haut. Car aujourd'hui, avancer exactement ce que l'on veut, c'est le meilleur moyen d'en rester au statu quo. Si vous essayez de formuler des propositions aussi concrètes que possible, vous prenez le risque d'être aussitôt récupérés. Pour autant, je reste pessimiste car je n'ai aucune idée de ce qui pourra advenir au terme de ces mouvements – qui sait, peut-être même un retour à une forme de capitalisme plus autoritaire encore. Je ne partage par l'idée d'une nécessité historique, d'un avènement certain de la révolution communiste. Bien plus que d'un programme détaillé, ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'un diagnostic sur le monde actuel. Qu'est-ce que la Chine donne à voir ? Une simple version autoritaire du néo-capitalisme ? Ou une société post-capitaliste ? Face à l'émergence d'une nouvelle forme de populisme de droite ici aux Etats-Unis depuis l'élection d'Obama, les vieux libéraux ou gauchistes ont aussitôt ressorti la notion de fascisme. C'est très facile : quelque chose de nouveau émerge, et au lieu de l'analyser, on utilise de mauvais termes pour désigner ce que l'on combat. Il y a besoin d'un travail intellectuel immense pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui.
Mais précisément, quelle est la place des intellectuels dans le cadre des mobilisations auxquelles nous assistons aujourd'hui qui donnent le sentiment de fonctionner complètement à l'horizontal ?
Je n'ai jamais été fasciné par les mouvements qui se présentent comme purement horizontaux et égalitaires : c'est souvent la porte ouverte à un contrôle exercé de manière secrète et extrêmement brutale par une élite invisible. A un moment ou à un autre -et le plus tôt est le mieux- une structure hiérarchique doit apparaître. Organisation, discipline, hiérarchie –osons un autre terme : punition- sont des notions importantes. Dans ce cadre, pourquoi les intellectuels ne pourraient-ils pas faire entendre leur voix ? Chaque fois que j'entends un mouvement célébrer la sagesse des gens ordinaires, je suis pris de panique. Car bien souvent, ce ne sont pas les gens ordinaires qui s'expriment au final, mais ceux qui pensent savoir ce que les gens ordinaires veulent réellement.
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