Une Assemblée de cumulards
LE MONDE CULTURE ET IDEES |
Par Anne Chemin
Lorsqu'il était petit, sa mère l'accusait souvent d'être paresseux. Un reproche que l'on peine à comprendre
en entendant, soixante-dix ans plus tard, François Scellier égrener la
longue liste de ses activités : à 76 ans, un âge où la plupart des gens
savourent leur retraite, cet élu UMP est à la fois député du Val-d'Oise - membre de la commission des finances, coprésident du groupe d'études sur le logement et la construction et vice-président du groupe sur l'automobile - et premier vice-président du conseil général du département, ce qui lui vaut de diriger
la commission sur le développement économique, le comité d'expansion du
Val-d'Oise et une association de gestion des pépinières d'entreprises innovantes. "Ma mère va bientôt avoir 100 ans, sourit M. Scellier, et quand je la vois, je lui dis toujours que je suis peut-être un paresseux, mais un paresseux qui travaille !"
Au fil des ans, François Scellier a appris, en chef d'orchestre accompli, à jongler
habilement avec les agendas, les mails et les réunions. Ses
secrétaires, à l'Assemblée comme au conseil général, sont connectés à
son agenda électronique, il utilise le chauffeur du conseil général pour
aller au Palais-Bourbon - "je signe le parapheur pendant le trajet" - et il délègue une partie de ses responsabilités. "On multiplie sa capacité à gouverner en travaillant en équipe. J'ai une assistante et trois collaborateurs à temps partiel à l'Assemblée et je peux compter
sur cinq personnes au sein de la commission sur le développement
économique, une dizaine au comité d'expansion et trois dans la pépinière
d'entreprises. C'est la vie privée qui trinque le plus : j'ai trois garçons, et l'un d'eux m'a dit un jour qu'il aurait bien aimé faire une partie de pêche ou taper dans le ballon avec moi."
Le parcours de François Scellier n'a rien d'exceptionnel : en matière de cumul des mandats, la France est championne d'Europe toutes catégories. "Cette pratique constitue la plaie ouverte du régime", résumait, en 1997, le professeur de droit public Bernard Chantebout.
Quinze ans plus tard, plus de 80 % des députés français détiennent au
moins un mandat local, un chiffre qui place l'Hexagone loin, très loin,
devant ses voisins européens : selon Laurent Bach, professeur assistant à la Stockholm School of Economics, le Royaume-Uni ne compte que 3 % de "cumulards", l'Italie 7 %, l'Espagne 20 %, l'Allemagne 24 % et la Suède 35 %. "La
pratique du cumul, quelle que soit sa forme, situe la France dans une
classe à part puisqu'il est, en proportion, plus de deux fois plus élevé
qu'en Suède, le pays où la pratique est la plus fréquente en dehors de France", constate M. Bach dans une étude réalisée pour le Centre pour la recherche économique et ses applications.
Ce goût pour le cumul des mandats est le fruit d'une longue histoire. Selon Laurent Bach, la IIIe République affichait déjà 25 % à 35 % de députés-maires et 40 % à 50 % de députés-conseillers généraux. Avec la IVe, le cumul marque le pas, mais il fait un retour triomphant sous la Ve. "Le renforcement du pouvoir central lié à la restauration du pouvoir exécutif souhaitée par le général de Gaulle a accru la pratique du cumul, constate un rapport réalisé en février 2012 par les sénateurs François-Noël Buffet et Georges Labazée. Il
était généralement admis que, grâce à leur mandat de parlementaire, les
élus locaux pouvaient mieux défendre les intérêts de leur territoire
auprès du pouvoir central." Au début des années 1980, Jean Lecanuet était ainsi maire de Rouen mais aussi président du conseil général de Seine-Maritime, sénateur et parlementaire européen...
En dotant les collectivités locales d'un véritable pouvoir
- elles réalisent aujourd'hui 70 % des investissements publics -, la
décentralisation lancée au début des années 1980 par François Mitterrand
aurait pu ralentir cette folle course aux mandats. Las, le cumul s'est poursuivi, obligeant le gouvernement à intervenir par la loi : en 1985, un texte contraint pour la première fois les députés à opter, en plus de leur siège, pour un seul mandat parmi ceux de député européen, conseiller général, conseiller régional, conseiller de Paris, maire d'une ville moyenne ou maire adjoint d'une grande ville.
Le cumul continue cependant à prospérer, conduisant le gouvernement
Jospin à légiférer une seconde fois en 2000. Le régime des
incompatibilités se durcit, mais la France ne va pas jusqu'à
l'interdiction pure et simple qui prévaut dans la plupart des
démocraties européennes : dans l'Hexagone, un député a le droit de diriger une ville, un conseil général ou un conseil régional.
Par la grâce de cette "désolante exception française", selon le mot de l'Institut Montaigne, l'Assemblée nationale est aujourd'hui peuplée d'élus qui passent leur vie à courir,
débordés, du Palais-Bourbon à leur collectivité locale tout en
consultant mails, courriers et dossiers sur leur smartphone. Rémi
Lefebvre, professeur de sciences politiques à Lille-II, a mené une étude sur les agendas des cumulants. "Ils donnent à voir
une activité permanente, harassante, sans répit, un rythme de vie d'une
grande intensité, une course perpétuelle et compulsive contre
l'horloge. L'élu est sans cesse "la tête dans le guidon". L'activité politique est une vie par excès : de dossiers, de rendez-vous, de soucis, de requêtes, de courriers, de repas, de déplacements... Les élus sont nombreux à exprimer dans les entretiens un sentiment d'"asphyxie" ou de "perte de sens". Beaucoup invoquent l'impossibilité de réfléchir, de prendre du recul."
CLIENTÉLISME
Pourquoi accepter
des emplois du temps aussi chargés, des horaires aussi difficiles, des
vies aussi bousculées ? Parce que le cumul des mandats aboutit au cumul
des indemnités, accusent certains mauvais esprits. Instauré en 1992, le
mécanisme de l'"écrêtement" interdit d'additionner
plusieurs indemnités, mais il ne fait pas disparaître toute ambiguïté
pour autant : un député qui dispose d'un autre mandat touche 1,5 fois
son indemnité parlementaire de base (8 300 euros) et il peut redistribuer le surplus aux élus de sa collectivité. "Cette
pratique encourage le clientélisme, le mélange des genres (il est
arrivé que cet écrêtement soit perçu par un membre de la famille de
l'élu, lui-même élu), voire les malversations (certains élus auraient
demandé le reversement d'une partie de cet écrêtement à l'élu qu'ils ont
désigné)", regrette dans son blog le député (PS) Christophe Caresche.
Si le cumul prospère, c'est aussi parce que les députés, qui vivent dans la hantise de perdre leur mandat, voient dans cette accumulation de fonctions une assurance contre l'incertitude. "Il permet, en construisant l'inamovibilité électorale, de sécuriser le maintien dans le jeu politique, poursuit Rémi Lefebvre. Les
mandats sont à durée limitée, mais l'engagement est appréhendé dans une
forme d'irréversibilité. L'activité souvent frénétique des élus traduit
fondamentalement un "rapport d'insécurité" au temps." Une analyse confortée par les témoignages des parlementaires. "C'est notamment pour éviter de se retrouver du jour au lendemain "sur le carreau", en cas de défaite électorale, que beaucoup d'élus ont la tentation, forte, de cumuler les mandats, admet le sénateur (UMP) Antoine Lefèvre dans le rapport de MM. Buffet et Labazée. C'est d'ailleurs le conseil que l'on m'a donné lorsque j'ai débuté ma carrière."
Si les députés choisissent de cumuler, c'est enfin, disent-ils, parce que leur mandat de maire, de conseiller général ou de conseiller régional les enracine dans leur région. "En
France, les élus considèrent que c'est le territoire qui leur donne
leur légitimité, constate l'anthropologue Marc Abélès, auteur d'Un ethnologue à l'Assemblée (Odile Jacob, 2000). Cette idée est un héritage du XIXe
siècle, de la notion de notable, de l'idée du fief politique. Dans les
pays du Nord, la politique est un métier plus qu'une dignité et, là-bas,
le mandat unique est le signe du respect que l'on porte à l'électeur et
du sens de la responsabilité de l'élu. En France, c'est le contraire :
les élus pensent souvent qu'un mandat de simple parlementaire, c'est un
peu un mandat amputé, marginal, comme si l'enracinement dans le
territoire n'était pas assez profond."
Hervé Gaymard, qui est à la fois député (UMP) de Savoie et président
du conseil général du département, affirme ainsi qu'il se sentait "un peu en apesanteur " lorsqu'il était simplement député : il lui a fallu conquérir un mandat de conseiller général pour se sentir "pleinement légitime". "Il y a une synergie totale entre mes deux activités, ajoute-t-il. Le conseil général me permet d'aborder
les questions touchant aux personnes âgées, aux routes, à l'action
sociale, au handicap, aux collèges. C'est une véritable valeur ajoutée
qui me fournit beaucoup d'énergie et de conviction pour l'Assemblée.
C'est d'ailleurs parce que je suis l'élu local d'une région montagnarde
que je me suis battu, comme ministre et comme député, pour les tarifs
spéciaux EDF des industries électro-intensives."
Hervé Gaymard, qui passe deux jours au Palais-Bourbon et trois dans
sa circonscription, défend ardemment le principe du cumul : sans les
moyens du conseil général, il aurait, dit-il, du mal à accomplir son travail de député. "Les
spécialistes et techniciens du conseil général peuvent m'éclairer pour
les questions techniques, et les experts de l'action sociale
m'accompagnent sur le fond des dossiers. Mes moyens de député sont
prioritairement réservés aux interventions : mes cinq collaborateurs
sont absorbés par la rédaction du courrier - pas moins de 10 000 lettres
par an pour le logement, l'emploi ou l'école, entre autres ! Il s'agit
donc d'un équilibre global entre l'activité nationale et une action de
terrain où les compétences s'enrichissent mutuellement et toujours au
bénéfice des résultats attendus."
Ces arguments font sourire le constitutionnaliste Guy Carcassonne, professeur de droit public à l'université Paris-Ouest Nanterre-la Défense et vigoureux opposant au cumul. "Sous la IIIe et la IVe
République, les députés n'avaient ni assistant, ni bureau, ni moyens
d'investigation ou d'évaluation. Mais les temps ont profondément changé :
en termes de moyens fournis aux députés, la France est aujourd'hui en
tête des Parlements européens ! Les députés ont le plus souvent deux
assistants et ils ont à leur disposition, à l'Assemblée nationale, des
fonctionnaires d'exception qui sont souvent sous-utilisés. Depuis la
réforme constitutionnelle de 2008, la collaboration avec la Cour des
comptes donne en outre des résultats formidables : la commission des
finances mène un vrai travail de fond, avec la juridiction financière,
sur l'évaluation des politiques publiques."
Si la suractivité des "cumulards" se contentait d'altérer leur santé,
nul, sans doute, ne se permettrait d'en débattre publiquement. Mais
cette folle course contre le temps finit par nuire à la qualité du travail législatif, qui, elle, constitue un bien commun. "Le cumul des mandats a des conséquences dramatiques sur le fonctionnement du Parlement",
résume Laurent Bach. Les chiffres sont accablants : dans tous les
domaines ou presque de l'activité parlementaire, les députés dépourvus
de mandats locaux sont nettement plus actifs que ceux qui ont des
fonctions exécutives en région. Interventions en séance publique,
présence aux réunions de commission, probabilité de rapporter une loi, participation aux commissions d'enquête
et aux missions d'information : selon Laurent Bach, l'activité des
"simples députés" est environ 70 % plus élevée que celle de leurs
collègues qui sont aussi maire d'une ville de plus de 30 000 habitants
ou président d'un exécutif territorial.
Cet absentéisme spectaculaire s'explique aisément : épuisés par leur
course contre le temps, les députés qui cumulent ne peuvent, sauf à renoncer au sommeil, assumer
toutes les obligations imposées par leurs deux "temps pleins". Mais les
tâches qu'ils privilégient ne sont pas forcément les plus utiles à la
collectivité : pressés par le temps, obnubilés par leur réélection, ils
accomplissent en priorité le travail qui présente la plus grande
rentabilité électorale. "Seules deux activités ne sont pas
négativement affectées par la détention de mandats locaux : l'envoi de
questions écrites aux ministères et la présence aux séances télévisées
de questions au gouvernement, le mercredi, déplore Laurent Bach. Face
à une contrainte de temps forte, les députés préfèrent réduire avant
tout les activités auxquelles leur circonscription est peu sensible."
Ces arbitrages conduisent les cumulards à déserter le coeur même de
l'activité parlementaire. Ce sont en effet dans les réunions de
commissions, les séances publiques sur les projets ou les propositions
de loi et les missions de contrôle que se construit, pas à pas, le
travail législatif. "Les activités reconnues par tous comme
essentielles au pays, mais dont il est difficile de se prévaloir auprès
des électeurs, sont délaissées par les députés-élus locaux", regrette M. Bach, qui estime que le cumul est
"une tragédie du bien public. Si tous les cumulards se comportaient
comme des députés sans mandat local, le nombre total d'interventions en
séance publique augmenterait d'un tiers et le nombre total de présences
en commission d'environ 20 %".
CONFLIT D'INTÉRÊTS
L'absentéisme n'est pas le seul manquement démocratique suscité par
le cumul des mandats : cette pratique très française présente aussi
l'inconvénient d'être "l'incarnation absolue du conflit d'intérêts ", selon le mot de l'universitaire Yves Mény, auteur de La Corruption de la République
(Fayard, 1992). Lorsqu'un député "cumulard" prend position sur un
projet de loi qui affectera sa mairie ou son conseil général,
tranche-t-il en songeant, comme doit le faire un député, à l'intérêt national ou, comme pourrait le faire un maire, à ses intérêts locaux ? "Que le cumul soit une plaie tient d'abord à cette évidence, que l'on connaît au moins depuis Goldoni : même Arlequin ne peut servir convenablement deux maîtres", résume le professeur de droit public Guy Carcassonne.
Si le cumul est tant critiqué, c'est aussi parce qu'il bloque le
renouvellement de la vie politique française en concentrant les pouvoirs
- mairies, présidence des conseils généraux, présidence des conseils
régionaux, Assemblée nationale - entre les mains de quelques élus dont
les profils rappellent ceux des notables de la IIIe et de la IVe République.
"Notre vie politique tend à privilégier un profil type : hommes, blanc,
de plus de 55 ans, appartenant aux couches sociales supérieures", résume Eric Keslassy, sociologue à Sciences Po Lille, dans un texte publié surle site du Nouvel Observateur. Difficile, dans ces conditions, d'ouvrir la vie politique française à la parité, à la jeunesse et à la diversité. "Malheur
à la femme française de moins de 50 ans, issue de l'immigration et
travaillant dans le secteur privé : elle n'a statistiquement aucune
chance de siéger au Parlement !", plaisantait, en 2002, Pierre Bellon, président du conseil d'administration de Sodexho, dans une note de l'Institut Montaigne.
Depuis cette date, la situation n'a guère changé. Malgré
l'inscription, en 2000, du principe de parité dans la Constitution, les
hommes représentent plus de 81 % des députés, ce qui place la France au
17e rang de l'Europe des 27. L'Assemblée nationale française affiche en outre l'une des moyennes d'âge les plus élevées d'Europe : selon le sociologue Louis Chauvel, elle compte 9 % de sexagénaires contre 3 % au Royaume-Uni, 2,66 % en Italie, 0,78 % en Allemagne
et 0,44 % en Suède, et ce déséquilibre s'aggrave - les jeunes
sexagénaires représentaient 22,4 % des députés en 2007 contre seulement
13,8 % en 2002 et 9,6 % en 1997. Enfin, selon le sociologue Eric
Keslassy, l'Assemblée ne compte qu'un seul député noir élu dans une
circonscription métropolitaine.
Le cumul des mandats n'est pas seul en cause, bien sûr, mais il contribue à figer
le profil des élites politiques françaises : si le non-cumul était la
règle, comme dans bien des pays européens, des centaines de mandats
s'ouvriraient peu à peu au renouvellement. Mais le chemin de la
rénovation semble difficile : plusieurs groupes de réflexion - la
commission Mauroy sur la démocratie locale en 2000, le Comité Balladur
sur la modernisation de la Ve République en 2007 - ont plaidé
contre le cumul, et plus d'une quinzaine de propositions de loi ont été
déposées depuis 2002, mais aucune n'a jamais abouti. "Pour légiférer, il faut passer par le Parlement, ce qui revient à demander aux cumulards de mettre fin au cumul, ironise Guy Carcassonne. Ce n'est pas le mouvement le plus naturel..."
Prudent, François Hollande
n'a jamais promis le mandat unique qui prévaut dans certains pays
anglo-saxons. Le nouveau chef de l'Etat s'est cependant engagé, dans ses
60 propositions, à faire voter une loi limitant le cumul des mandats : les députés pourraient dans ce cas conserver leur mandat de conseiller municipal, général ou régional, mais il leur serait interdit d'exercer
des fonctions exécutives locales (maire ou maire-adjoint, président ou
vice-président d'une collectivité territoriale) - une idée que les
militants socialistes avaient approuvée à plus de 70 % lors d'une
consultation, en 2009. Le PS admettait alors qu'il s'agissait là d'une "mesure modérée", mais il promettait d'imposer, un jour, un "mandat parlementaire unique". L'avenir dira si ces engagements seront respectés.
Anne Chemin
"FAUT-IL ABOLIR LE CUMUL DES MANDATS ?"
de Laurent Bach (Ed. rue d'Ulm,
collection du Cepremap, 123 p., 7,50 €).
"UN ETHNOLOGUE À L'ASSEMBLÉE"
de Marc Abélès
(Odile Jacob, 2000).
SUR LE WEB
REGARDS CITOYENS
www.regardscitoyens.org
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