De la philosophie à la science-fiction... L’utopie littéraire
lundi 8 novembre 2010
Texto de Christian Rialto
Publié dans : Revue Tout est à nous ! 14 (octobre 2010)
Quel intérêt peut avoir la littérature de fiction pour construire un « socialisme du xxie siècle » ? Romancer l’utopie, est-ce vain ou est-ce contribuer à la rendre possible ?
Pendant de nomæbreux siècles, la littérature spéculant sur des sociétés idéales a été essentiellement philosophique ou religieuse. Puis les bouleversements sociaux, technologiques et politiques ont fait descendre les idées de transformation sociale dans l’arène politique. Mais la critique sociale n’a jamais quitté le champ de la littérature de fiction.
L’alphabétisation a permis une création culturelle foisonnante, débouchant sur l’industrie du loisir. La littérature communément appelée « science-fiction » est apparue ainsi comme un genre populaire distrayant, « mineur », comme le roman policier ou la bande dessinée… et donc bien loin d’un programme politique ! Pourtant, le cheminement de l’utopie en littérature montre l’intérêt, même limité, de la science-fiction pour une réflexion critique mais aussi une relance de la crédibilité d’une société communiste. Car bon nombre d’ouvrages de science-fiction ont réinvesti tous les terrains de la transformation du monde : la propriété, les technologies, les rapports sociaux, les tensions entre la liberté individuelle et l’intérêt collectif, l’écologie, le féminisme…
Les bases philosophiques
et littéraires de l’utopie
Le terme « utopie » a été forgé par un notable anglais de la Renaissance, Thomas More, formant un jeu de mots grecs entre « outopos » (le non-lieu, nulle part) et « eutopos » (le lieu du bonheur). Son ouvrage « Utopia », publié en 1516, détourne le genre du récit de voyage pour opposer cette île imaginaire à la société de l’époque. More s’inspire d’un sujet développé dans le monde grec : la cité idéale, le gouvernement parfait recherché par Platon au ive siècle avant Jésus Christ. Le philosophe grec l’a ainsi mis en scène dans un lointain passé pour l’opposer à l’Atlantide, utopie corrompue. Parmi les sources antiques de l’utopie existait déjà le mythe de l’Âge d’or comme période où la terre fournissait d’elle-même à satiété tout ce que les hommes désiraient, mythe prolongé au Moyen Âge en s’inspirant du (réel) « pays de cocagne ». Par ailleurs de nombreuses expériences de collectivisme paysan partiel ou total ont été pratiquées en Europe par des petites communautés depuis la fin du Moyen Âge, souvent dans des régions reculées.
Avec More, sont présents tous les ingrédients d’un genre qui sera exploré entre autres par Rabelais (1534), T. Campanella (1623), F. Bacon (1626), Cyrano de Bergerac (1650), D. Defoe (1724), Marivaux (1725),
J. Swift (1726) et Voltaire (1752). La question de la propriété collective est au centre de ces essais, face au constat du sort misérable des paysans ou des ouvriers. Ce collectivisme a un sens moral de lutte contre l’égoïsme et la cupidité. En revanche, More et beaucoup de ses successeurs ont une conception paternaliste et peu démocratique de l’exercice du pouvoir. Le recours à l’imaginaire et la remise en cause de l’ordre social provoquent une critique de l’utopie comme symbole de farfelu. Pourtant, tous ces penseurs de la Renaissance puis des Lumières refusent de faire appel au magique ou à l’intervention divine pour résoudre les difficultés d’une société idéale, et se veulent rationnels.
L’accélération de l’industrialisation au xixe siècle, et son cortège de misère font que les utopistes ne sont plus seulement des écrivains et théoriciens mais aussi des militants qui veulent mettre en pratique leurs idées. On parle de socialisme utopique pour qualifier les projets de Charles Fourier (le Phalanstère, 1830), Saint-Simon, Robert Owen, Étienne Cabet (Voyage en Icarie, 1840). Marx a critiqué sans nuances ces approches « idéalistes » qui évacuent l’affrontement avec la société existante, et a replacé la question de la méthode de transformation au centre. Les partis ouvriers et marxistes se sont d’ailleurs attelés à permettre une construction pratique du
socialisme, sans « spéculation ».
Utopie, anti-utopie et avènement
de la « science-fiction »
L’utopie sociale se concrétisant, sa critique est menée en politique d’abord par les classes dominantes. L’économiste libéral John Stuart Mill a introduit l’épithète « dystopie » (ou mauvais lieu, du grec) au Parlement britannique en 1868. D’autres parlent d’« anti-utopie » pour confirmer l’évolution péjorative du terme. Mais l’utopie d’une organisation sociale « scientifique » amène aussi des réflexions critiques sur la gauche, plus littéraires. Car « jusqu’aux philosophes des Lumières, l’utopie était socio-politique ; avec la révolution industrielle, elle tend à devenir technico-scientifique » (Pierre Musso, supplément Le Temps des Utopies du « Monde diplomatique », été 2010).
L’utopie prenant les deux directions technologique et sociale, sa critique également : les risques des ruptures techniques, ceux des ruptures sociales… et ce qui sera englobé dans la « science-fiction » naît de l’exploration littéraire de ces quatre points cardinaux, vertébrée par le style, la force d’imagination et par l’aventure épique. Parmi ses pères fondateurs, Jules Verne développe l’aspect
technico-social ou moral de l’utopie ; Charles Renouvier s’intéresse à l’aspect politico-social, J. H. Rosny aîné (qui crée le terme « astronaute » dans les Navigateurs de l’infini en 1925) et Herbert G. Wells creusent eux tous les aspects. Wells, dans la Machine à remonter le temps (1895), Quand le dormeur s’éveillera (1899), et Une utopie moderne (1905) peut être considéré comme le fondateur de l’anti-utopie littéraire.
Le terme « science-fiction » lui-même apparaît aux USA dans les années 1920 et s’est imposé malgré ses imperfections face aux propositions alternatives – « anticipation », « fiction spéculative » entre autres – du fait d’une lame de fond qui a porté le genre à ce moment-là, mais qui l’a aussi dévalorisé intellectuellement : le « pulp » (du nom de la pâte à papier bon marché des magazines). En effet, sur la base de l’accélération des progrès techniques et de la massification culturelle a fleuri aux USA une industrie des périodiques thématiques bon marché comme Amazing Stories, Argosy, Astounding Stories… La qualité est la plupart du temps faible, mais le succès est massif grâce au piment de l’exotisme et de la science dans la littérature d’aventure, en
premier lieu chez les adolescents de niveau scolaire au-dessus de la moyenne. Dans les pulps, la science est souvent moins questionnée que dans la plupart des romans d’utopie qui s’intéressent d’abord aux conséquences de changements politiques et sociaux. Il n’empêche que le terme « science-fiction » a englobé toute cette littérature, parfois au grand désespoir des auteurs concernés!
En effet, une production de fictions spéculatives de qualité n’a jamais cessé, et a plutôt traité d’anti-utopie que d’utopie, comme reflet de l’époque de la victoire puis de la dégénérescence de la Révolution russe de 1917, et du développement général du machinisme à la fin de la Première Guerre mondiale. L’utopie se concentrait sur le bien de la collectivité humaine, l’anti-utopie part de l’individu. On peut citer R.U.R. (Rossum Universal Robot) de Karel Capek, où apparaît le terme robot en 1920 ; les Nôtres d’Eugène Zamiatine, critique du contrôle total de l’État sur la vie privée en 1924; Metropolis de Fritz Lang, premier grand film d’anti-utopie en 1929 ; et surtout le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley en 1932, un des plus gros succès éditoriaux du xxe siècle ; enfin juste après-guerre, mais dans la même veine Georges Orwell publie 1984, critique définitive du totalitarisme et en particulier du stalinisme, en 1948.
À la suite d’Huxley dénonçant le conditionnement social, la manipulation génétique et l’eugénisme, de nombreux auteurs de science-fiction traitent du risque de la prise du pouvoir par les scientifiques, technocrates ou toute catégorie particulière de la population, comme Ray Bradbury (Farenheit 451, 1954), John Brunner, Norman Spinrad, Franck Herbert et bien d’autres.
Un site incontournable sur le sujet : cafardcosmique.com, « Le webzine de l’actualité de la science-fiction, de la fantasy et du fantastique ».
Un genre particulier : l’uchronie
Entre 1857 et 1876, Charles Renouvier écrit Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être. Il désigne ainsi une littérature du « non-temps », voie que d’autres avaient déjà empruntée, explorant l’imaginaire d’une histoire qui bifurque. Dans son roman, la divergence avec notre histoire se produit au iie siècle, à Rome : le christianisme ne devient pas religion d’État conquérante, mais se développe chez les barbares, sous une forme plus douce et plus évangélique. Au xvie siècle, l’Europe hérite d’une histoire sans guerres, où le progrès social peut se déployer pacifiquement…
Beaucoup plus tard, le genre aura une belle postérité. Ainsi dans le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, Hitler et Hiro Hito ont gagné la Seconde Guerre mondiale. L’uchronie (ou alternate history dans les pays anglo-saxons) devient un jeu prisé, mais la plus intéressante (et la plus humoristique) se trouve dans le roman de Roy Lewis La Véritable Histoire du dernier roi socialiste (The Extraordinary Reign of King Ludd, 1990).
Roy Lewis imagine qu’en 1848, des révolutions socialistes européennes victorieuses ont imposé au monde une société égalitaire où les citoyens vivent désormais à l’abri des dangers d’une guerre, d’une industrialisation débridée… et de progrès corrupteurs sous l’influence du courant luddiste et des corporations professionnelles. Or, dans certains pays comme l’Angleterre, le nouveau régime, mû par des raisons utilitaires (convertir l’Inde au socialisme), n’a pas renoncé à la royauté. Le dernier roi socialiste raconte comment, un siècle plus tard, une contre-révolution l’utilise pour instaurer le règne du progrès et de la consommation à outrance au nom du « laissez-nous faire ! ».
Au-delà de l’ingéniosité des romanciers, l’uchronie marque que l’histoire n’est pas une mécanique, mais est ouverte et dépend des hommes et des évènements.
Christian Rialto
Le programme-compromis de la révolution de Mars (déclaration de Dorsa Brevia, 2104):
1. La société martienne sera composée de nombreuses cultures différentes. Les libertés de religion et d’usages culturels devront être garanties. Nul groupe de cultures ne devra être en mesure de dominer les autres.
2. Dans cette culture de diversité, il faudra garantir que tous les individus ont des droits inaliénables, y compris les moyens fondamentaux d’existence, le droits aux soins, à l’éducation et à l’égalité devant la loi.
3. La terre, l’air et l’eau de Mars sont sous l’intendance commune de la famille humaine et ne sauraient appartenir à aucun individu ou groupe.
4. Les fruits du labeur de tout individu lui appartiennent et ne sauraient être appropriés par tout autre individu ou groupe d’individus. Dans le même temps, le labeur humain sur Mars fait partie d’une entreprise commune, pour le bien commun. Le système économique martien doit refléter ces deux faits et maintenir l’équilibre entre l’intérêt personnel et l’intérêt de la société environnante.
5. L’ordre métanational qui régit la Terre est incapable d’incorporer ces deux principes. À la place, nous devons mettre en place une économie fondée sur la science écologique. Le but de l’économie n’est pas un « développement soutenable » mais une prospérité soutenable par la biosphère toute entière.
6. Le paysage martien lui-même a certains « droits d’existence » qu’il faut respecter. L’objectif des altérations de l’environnement doit par conséquent être minimaliste : ce qui se trouve au dessus de 4 000 mètres, et qui constitue 30 % de la planète, sera préservé dans des conditions similaires aux origines pour constituer autant de zones sauvages naturelles.
7. Le peuplement de Mars est un processus historique unique […] qui déterminera autant de précédents pour l’installation des humains dans le système solaire et suggérera des modèles pour les rapports à venir entre l’humanité et l’environnement terrestre. Nous devrons nous en souvenir quand nous prendrons les décisions nécessaires concernant la vie ici.